Avec cette Europe-là, on comprend que les peuples européens tournent le dos à Bruxelles

Petite mais caractéristique émission, ce matin à France Culture :

 

Ça fait partie de la tranche Les matins d'été (7h08-8h55), ça s'appelle Le coup de fil à l'Europe et c'est une émission de trois minutes à 7h55. Ce matin, le journaliste appelait une étudiante polonaise... Parfaitement biilingue, la jeune fille répondait avec circonspection. Bien lui en a pris, parce que les questions n'étaient pas innocentes. Il s'agissait – visiblement – d'obtenir les réponses ultralibérales de rigueur.

Première question : comment voyez-vous le fait d'être membre de l'Europe ? Prudente, l'étudiante répond qu'elle n'imagine pas son pays hors de l'UE. (Bien sûr : elle avait dix ans lors de l'entrée de la Pologne dans l'Union).

Précisez, dit le journaliste. L'étudiante répond que ce qui est bien, n'est-ce pas, c'est de pouvoir voyager à travers l'Europe... (On lui a fait croire qu'avant Maastricht même les Européens de l'Ouest étaient enfermés dans leurs pays respectifs : ce mensonge est devenu un dogme). Voilà déjà un point acquis, semble penser le journaliste, puisque l'UE s'identifie aux "prérequis" ultralibéraux que sont la mobilité constante et par conséquent – dit le journaliste – "la liberté de l'individu"...

Mais il veut savoir si la jeune fille (quoique Polonaise?) connaît le vrai fondement philosophique de l'Europe. Voici donc la question cruciale, celle qui touche à la raison d'être de l'UE aux yeux des médias : puisque vous savez que l'Europe c'est la liberté de l'individu, vous connaissez son rôle pour l'avortement et les droits des minorités sexuelles ?

L'étudiante répond alors à côté de la question. En fait, dit-elle, sa génération s'informe de la manière dont la jeunesse d'Europe fait face aux problèmes d'aujourd'hui : "entre autres ceux que vous venez de citer..." [1]

Le journaliste n'a pas eu la réponse souhaitée. Le Coup de fil à l'Europe du mardi 30 juillet s'arrête là.

Pourquoi cette anecdote dans notre blog ? Parce que c'est un exemple, petit mais caractéristique, de l'idéologie surajoutée – à partir de 1990 – à l'entreprise technocratique qu'était la construction européenne.

Au cours de la décennie 1990, les Etats abdiquent entre les mains de la sphère financière. Le bulldozer de la dérégulation globale se met en marche. La construction européenne s'inféode au  "libéralisme de marché", comme dira le pape François ; cette société de marché englobe non seulement le social et l'économique, mais les comportements privés, qu'elle formate selon ses normes : individualisme absolu, dissolution des solidarités et des appartenances, arasement des patrimoines culturels et spirituels, pour agglutiner les peuples en un seul bloc d'atomes interchangeables. C'est l'utopie de l'Homo economicus prophète (égaré) des temps nouveaux, analysée dans le nouveau livre de Daniel Cohen. Cette utopie est contraire au réel : elle va donc s'effondrer sur nous, comme le soulignaient hier Cohen et Guaino dans un débat sur LCP ; pour tenter de masquer cet effondrement [3], le volet "moeurs privées" de l'ultralibéralisme est de plus en plus mis en scène, jusqu'au paroxysme de l'hystérie spectaculaire. C'est de cela que la mini-émission de ce matin était un exemple.

Reste la question de l'UE. Si les journalistes voulaient vraiment savoir pourquoi, dans les sondages, les peuples européens tournent le dos à la construction européenne,  ils commenceraient par renoncer à accuser les peuples (de bêtise, d'extrémisme, etc). Ensuite, ils se demanderaient si une telle "Europe" – inféodée au système global en crise – est réellement en mesure de... riposter à la crise. Ils comprendraient alors pourquoi les étudiants éludent la discussion, lorsqu'on leur explique qu'il faut aimer l'UE parce que c'est la Gay Pride et l'extension de l'IVG. Ce qui excite les médias n'excite pas les populations ; elles attendaient autre chose de l'Europe, dans la tempête mondiale.

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[1] je restitue de mémoire.

[2] Homo economicus, prophète (égaré) des temps nouveaux, Albin Michel 2012. Résumé par l'éditeur (c'est nous qui soulignons) :

<< Sous l'égide d'une nouvelle civilisation-monde, dominée par un capitalisme exubérant, la société devient beaucoup plus compétitive. L'obsession des chiffres se diffuse et la manie du classement (écoles, hôpitaux, chercheurs, cadres, employés...) s'est installée partout. Sur Facebook, les enfants mettent leur vie privée en scène sous le regard et le jugement des autres, chacun cherchant à avoir le plus d'amis possibles. Les firmes organisent une concurrence nouvelle entre leurs salariés, sous-traitant les tâches inutiles, licenciant ceux qui ne peuvent pas suivre. Un monde néo-darwinien, où les plus faibles sont éliminés et soumis au mépris des vainqueurs, est en train de s'imposer. Adossé aux promesses ambiguës de la révolution numérique en cours, un scénario crépusculaire se lit entre les lignes de ce monde en devenir. En y ajoutant les bouleversements rendus possibles par la génétique, le défi est immense. Rien n'est pourtant inéluctable dans ces évolutions. Les métaphores tirées du monde naturel n'ont de pertinence que pour ceux qui en profitent. A l heure où des milliards d'humains se pressent aux portes du modèle occidental, l'urgence est de repenser de fond en comble le rapport entre la quête d'un bonheur individuel pas forcément inaccessible ! et la marche efficace de nos sociétés modernes. Un nouvel essai provoquant qui nous rend plus intelligent. >>

Cet essai a eu le Prix du livre d'économie 2012 : ce qui prouve, comme disait Zinoviev, qu'en Occident on peut tout dire mais que ça ne change rien.

[3] Cette opération de diversion a été dénoncée en 2013 par trois courageux élus communistes, seuls contre le reste de la gauche.